Il y a un passage de l’évangile de Luc (chapitre 1è; verset 21) que je trouve la plupart du temps mal traduit, au point que toutes les fois qu’il m’arrive d’ouvrir une traduction française de la Bible je m’y reporte toujours pour me faire une idée de sa valeur. Cela me sert chaque fois de test, dans mes pérégrinations chez les libraires, les bouquinistes, et même, parfois à leur étonnement et parfois à leur dam, quand j’explore la bibliothèque de mes amis : mais chaque fois je pense, ou j’espère, qu’ils ne m’en tiendront pas rigueur ! C’est le verset 21 du chapitre 17. Le texte reçu, qui ne comporte aucune variante, porte : « Le royaume est à l’intérieur de vous. »
C’est un fait que l’original grec entos humôn, de même que son exacte traduction latine dans la Vulgate intra vos, n’ont jamais signifié autre chose qu’« à l’intérieur de vous » ou « en vous ». Or on trouve çà et là : « au milieu de vous »(Bibles Crampon, Segond, Ostervald, Darby, Bible de Jérusalem, Bible en français courant), « parmi vous » (Bibles Osty, du Semeur, TOB). Manifestement ces traductions ne veulent pas d’un royaume seulement intérieur, et lui préfèrent un royaume vécu en communauté ou en société. Quant à la TOB, elle a bien vu qu’il y avait là problème, puisqu’elle ajoute en note à sa traduction : « On traduit parfois : en vous, mais cette traduction a l’inconvénient de faire du Règne de Dieu une réalité seulement intérieure et privée. » Autrement dit, on fait passer allégrement l’idéologie avant la philologie, et quand le texte gêne, on le change !
Heureusement que nous ne sommes plus à l’époque où l’on brûlait les hérétiques : c’est le supplice qui fut infligé à Giordano Bruno, en 1600, pour avoir dit expressément que « Dieu est en nous, ou nulle part », donc pour avoir bien compris le verset 21 du chapitre 17 de Luc.
« le règne de Dieu a déjà commencé »
D’heureuses corrections ont tout de même été apportées récemment à ces traductions idéologiques et faussées. Ainsi on peut enfin trouver : « le royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Bible Segond révisée, dite Colombe), « le Règne de Dieu a déjà commencé : il est en vous » (Bible Parole vivante). Cette dernière traduction est bien sûr une explicitation, fort hardie mais au fond fort pertinente, si l’on songe à quelques logia de l’Évangile selon Thomas, qui correspondent parfaitement à notre passage et au type d’enseignement qu’il transmet : « Le Royaume est le dedans de vous » (3/7), « Ce que vous attendez est venu, mais vous, vous ne le connaissez pas » (51/7-8), « Le royaume du Père s’étend sur la terre et les hommes ne le voient pas » (113/7-8). C’est exactement ce qu’on lit dans le texte reçu de Luc 17, aux versets 20 et 21.
Tout se passe comme s’il y avait là un fonds commun, un enseignement de sagesse prônant une introversion, une réunion à soi, non pas l’attente de quelque chose de nouveau, ou une perspective eschatologique, mais la restauration ou le rétablissement de quelque chose de perdu. « Les disciples dirent à Jésus : ‘Dis-nous comment sera notre fin ?’ Jésus dit : ‘Avez-vous donc dévoilé le commencement pour que vous vous préoccupiez de la fin, car là où est le commencement, là sera la fin.’ » (Évangile selon Thomas, logion 18)
Malheureusement pour moi, mais sans doute heureusement pour d’autres, ce type de pensée est suivi dans l’ensemble du passage lucanien par de tout autres perspectives qui pourront le faire vite oublier. L’une, apocalyptique et messianique, inspirée à la fois du livre de Daniel et du livre apocryphe d’Hénoch, remplace le royaume intérieur et invisible du verset 21, royaume déjà présent ici et maintenant, hic et nunc, par une vision effective celle-là du Jugement projeté dans le futur, Jour du Jugement dernier ou comme on dit Jour de colère (Dies irae) : « Comme l’éclair en jaillissant brille d’un bout à l’autre de l’horizon, ainsi sera le Fils de l’homme lors de son Jour » (24). Et l’autre, doloriste et sacrificielle, est évidemment inspirée de Paul, qui reprend ou plutôt utilise à sa propre façon le « Serviteur souffrant » du chapitre 53 d’Isaïe : « Mais auparavant il faut qu’il souffre beaucoup et qu’il soit rejeté par cette génération » (25).
Étranger à de telles perspectives, je ne peux m’empêcher de regretter que l’évangéliste ne se soit pas appliqué à lui-même le précepte qu’il met ailleurs dans la bouche de Jésus : « Personne ne déchire un morceau dans un vêtement neuf pour mettre une pièce à un vieux vêtement ; sinon, et on aura déchiré le neuf et la pièce tirée du neuf n’ira pas avec le vieux. » (5/36)
Il serait donc très facile de montrer que le texte reçu capte des traditions et des enseignements fort différents, qu’il faut beaucoup de bonne volonté pour accorder ou faire concorder entre eux. Le beau livre de Jeremias, Les paraboles de Jésus, montre bien que des paroles appartenant à tel contexte primitif d’énonciation, ce qu’il appelle un contexte primaire, ont été ensuite recyclées, réutilisées dans un tout autre contexte, qu’il nomme secondaire, à des fins catéchétiques, d’encadrement et de direction des fidèles. Le sens en a été gauchi, faussé la plupart du temps. C’est même miracle que ce verset 21 nous reste, tout irradiant de pureté et de lumière, pour nous faire voir Jésus non un Prophète menaçant ou un Messie souffrant, mais un Maître de sagesse, prônant le retour à l’intériorité.
« la merveille est à l’intérieur »
Vu de dehors, un vitrail est bien terne, aplati par la banale lumière du jour. Mais le même vu de dedans, et exactement au même moment, devient merveilleux et magique. C’est ce que l’on voit dans l’image ci-jointe, qui unit deux photos que j’ai prises à l’Ermitage de Belloch, dans les Pyrénées Orientales : elle montre les deux visions en les juxtaposant. Voici donc la leçon que j’en tire : de même qu’il faut entrer à l’intérieur de l’église pour avoir le vrai éblouissement du vitrail, de même il faut entrer ou plutôt rentrer en soi pour retrouver l’essentiel, la vraie lumière. La merveille est à l’intérieur – de moi, de nous, de vous : entos humôn, comme dit Luc du Royaume.
J’ai montré dans un livre développant tout le contenu de cet article et paru chez Golias, La Source intérieure, dont Gilles Castelnau a rendu compte ici même, que cette réunion à soi n’est pas du tout narcissique et égocentrée, qu’elle ne récuse pas malgré ce qu’on pourrait croire le contact des autres, mais qu’au contraire bien plutôt elle le favorise, elle lui permet de se développer sur de meilleures bases.
Certes l’intériorité n’a pas bonne presse aujourd’hui, en une période d’agitation et d’extraversion, je dirai de divertissement au sens latin et pascalien : de détournement de soi. Mais celui qui se fuit lui-même ne peut s’ouvrir réellement aux autres : la plupart du temps il les utilise, les instrumentalise et les manipule pour tirer d’eux une vie d’emprunt, en fait pour fuir sa solitude.
La plupart des hommes vivent pour eux-mêmes et par les autres, alors qu’il faudrait vivre par soi-même et pour les autres. Je veux dire réuni à soi d’abord, et ouvert aux autres ensuite. Seul celui qui a trouvé, en solitude, sa Source ou son Royaume intérieur peut nouer avec les autres des relations harmonieuses, exemptes de ce qui les parasite et les adultère souvent : le sacrifice ou l’oubli de soi, qu’on fait payer cher à autrui, tôt ou tard, de toute façon. Les injonctions socialisantes, d’où qu’elles viennent et quelles qu’en soient les motivations, oublient ce fait pourtant élémentaire : seul celui qui sait s’aimer vraiment peut aimer les autres, son prochain – comme lui-même.
Auteur: Michel Théron
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